En juin 2025, le premier ministre Mark Carney a dévoilé un nouveau partenariat avec Cohere, une société d’intelligence artificielle (IA) basée à Toronto. Le gouvernement a présenté ce partenariat comme s’il s’agissait d’une innovation « conçue au Canada » et destinée à moderniser la fonction publique. Cohere devrait bénéficier d’un financement fédéral de 240 millions de dollars dans le cadre de cette stratégie.
Mais l’histoire qui se cache derrière cette annonce semble être très différente. Cohere fait appel à la société américaine CoreWeave pour gérer ses centres de données, immobilisant ainsi l’argent des contribuables canadiens dans des exploitations américaines. Lorsqu’on lui a demandé de citer des projets gouvernementaux spécifiques qui justifient un investissement aussi considérable, le ministre de l’IA, Evan Solomon, n’a pas pu donner un seul exemple. Et le registre public des projets gouvernementaux liés à l’IA qu’on nous a promis et qui devait garantir la responsabilisation n’a toujours pas été mis en place.
Le fait que des syndicats comme l’Institut – qui représentent les travailleurs et travailleuses les plus susceptibles d’être touchés par ces décisions – aient été exclus des discussions et du Comité consultatif du gouvernement sur l’IA ne fait qu’aggraver notre inquiétude. Pourtant, les entreprises se voient attribuer des sièges à la table. Ce déséquilibre montre quels sont les besoins qui déterminent cette politique.
Un partenariat fondé sur le secret
Le partenariat en matière d’IA entre le gouvernement fédéral et Cohere a été annoncé le mois dernier, mais ses détails restent secrets. Ottawa affirme que l’IA ne coûtera pas d’emplois, mais l’outil « North » de Cohere remplace déjà des tâches de bureau, chez Bell et RBC.
Lorsque le Royaume-Uni a conclu un accord avec Cohere, le champ d’application était public et clair : il incluait l’embauche et la défense. Pourquoi ne pouvons-nous pas bénéficier de la même transparence, ici? Les Canadien·nes, y compris les fonctionnaires, méritent de savoir ce qui se prépare à huis clos – et les syndicats doivent être présents à la table.
Où est le registre public de l’IA qu’on nous a promis? Pourquoi les syndicats sont-ils exclus du Comité consultatif sur l’IA alors que des entreprises bénéficient d’un accès privilégié? Si le gouvernement veut utiliser des technologies intelligentes, il devrait être assez intelligent pour dire aux Canadien·nes comment elles affecteront les emplois, les tâches et l’avenir des services publics. Le fait de garder cet accord secret ne fait que susciter plus de questions et moins de confiance.
De la sous-traitance et une menace imminente de privatisation au moyen de l’IA
Ce partenariat avec Cohere apporte 240 millions de dollars à une entreprise qui réalise 90 % de son chiffre d’affaires à l’étranger et qui fait appel à la société américaine CoreWeave pour l’exploitation de ses centres de données. Pendant ce temps, les professionnel·les des TI du Canada, notamment 20 000 membres de l’Institut, continuent d’être mis à l’écart.
Cohere ne se contente pas d’établir un partenariat avec le gouvernement, cette entreprise conclut également des ententes avec des sociétés de télécommunications privées pour vendre des services d’IA à ce même gouvernement. Bell Canada a signé une entente de partage des recettes afin de commercialiser les outils d’IA de Cohere auprès de clients gouvernementaux et d’entreprises, les deux sociétés se partageant les bénéfices provenant des contrats du secteur public.
Cela crée un système de profit circulaire : les contribuables financent le développement de Cohere au moyen de l’investissement gouvernemental de 240 millions de dollars, puis paient à nouveau lorsque Bell revend les services de Cohere aux ministères.
Cette approche transforme les services publics en flux de rentrées pour des entreprises privées, un précédent dangereux qui menace l’indépendance et l’intégrité des opérations fédérales.
Il ne s’agit pas d’un leadership ou d’une modernisation du Canada en matière d’IA, mais plutôt d’une privatisation arborant un drapeau canadien.
Les réductions dans la fonction publique et le parallèle avec Phénix
Le gouvernement souhaite que les membres de l’Institut soient convaincus que l’IA ne sera pas utilisée pour remplacer des emplois, mais ce partenariat intervient alors qu’Ottawa ordonne des réductions de 15 % dans les services publics – les plus importantes réductions depuis des générations – et rompt sa première promesse faite à la main-d’œuvre fédérale. Cela soulève de réelles inquiétudes quant à l’utilisation de l’IA pour remplacer des travailleurs et des travailleuses.
De plus, le gouvernement réduit les budgets tout en attendant des nouvelles technologies qu’elles fassent magiquement plus de travail pour moins d’argent. Nous avons déjà vu ça avec le système de paye Phénix : le gouvernement nous promettait des économies, mais au lieu de cela, le remplacement des humain·es par la technologie continue de coûter des milliards de dollars et de causer des dommages près d’une décennie plus tard.
La mise en œuvre précipitée de l’IA sans garanties appropriées, sans réglementation ni consultation des travailleurs et travailleuses risque de répéter ces erreurs coûteuses à une échelle encore plus grande.
Le moment est mal choisi pour que ce gouvernement nous demande de lui faire confiance.
Ce que l’Institut veut voir
Nous appuyons une IA qui aide les fonctionnaires à travailler plus et mieux. Mais les travailleurs et travailleuses fédéraux ainsi que la population canadienne que nous servons méritent mieux que des politiques d’IA guidées par des intérêts d’entreprises et des accords de partage des bénéfices. Nous avons besoin de transparence, d’une véritable consultation et de mesures de protection qui garantissent que l’IA sert l’intérêt public, et pas seulement les bilans privés.
Ce dont nous avons besoin :
- De la transparence : la mise en place du registre public de l’IA qu’on nous a promis afin que les citoyen·nes et les travailleur·ses sachent comment l’IA est utilisée;
- Une véritable consultation : l’inclusion de représentant·es syndicaux dans le Comité consultatif sur l’IA et un engagement envers une consultation permanente, notamment à la table des négociations;
- Une expertise canadienne : l’utilisation de nos propres professionnel·les des TI fédéraux pour développer des outils d’IA au lieu de confier ce travail à des sociétés ayant des activités à l’étranger;
- La protection des travailleurs et des travailleuses : l’inclusion de dispositions relatives à l’IA dans les conventions collectives, avec des garanties en matière de formation et de protection contre les mises à pied massives;
- Une surveillance indépendante : l’établissement d’une réglementation en matière d’IA et d’une surveillance de l’IA pour protéger les travailleur·ses et les citoyen·nes.
Cohere est peut-être évaluée à 6,8 milliards de dollars, mais cette évaluation repose en grande partie sur des revenus provenant de l’étranger et sur des partenariats qui privilégient les bénéfices des entreprises par rapport à la prestation de services publics. L’approche secrète du gouvernement fédéral en matière de mise en œuvre de l’IA, combinée à des dépenses massives en faveur de sous-traitants externes et à la mise à l’écart de nos propres professionnel·les, ressemble davantage à une privatisation qu’à une modernisation.
Lorsque nous confions des fonctions gouvernementales critiques à des centres de données exploités à l’étranger et que nous excluons nos propres expert·es du processus décisionnel, nous affaiblissons la souveraineté du Canada et compromettons les services publics qui nous définissent en tant que nation. À l’heure où d’autres pays remettent en question la force et l’indépendance du Canada, nous devrions investir dans l’expertise canadienne et dans une gouvernance transparente, plutôt que de confier des services publics à des partenariats à but lucratif avec des entreprises ayant des activités à l’étranger.
Ce n’est pas ainsi que l’on construit un pays résilient et souverain. C’est plutôt ainsi qu’on le démantèle, un contrat à la fois.