En novembre 2019, avant que les terrifiantes réalités de la COVID-19 ne soient connues, l’économiste d’Oxford Kate Raworth a accordé une entrevue où elle a expliqué son modèle de développement durable et équitable qu’elle appelle « Doughnut Economics » (l’économie du beignet). Au cours de l’entretien, elle a tracé un parallèle avec les jeux de société pour faire valoir un argument : « ne jouons pas au Monopoly, jouons à Pandémie » ! Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’il ne faut pas jouer un jeu de gagnants et de perdants, le jeu de la cupidité qui caractérise notre système économique actuel. Il est plutôt préférable de jouer à un jeu coopératif où tous se regroupent en vue de résoudre un problème dynamique dans l’intérêt commun. Alors que les gouvernements commencent à assouplir les restrictions et que le Canada entame sa reprise économique sur la pointe des pieds, nous serions bien avisés de tenir compte de ce conseil.
La théorie du beignet de Mme Raworth critique les modèles économiques classiques qui mesurent la réussite sur la base de la croissance du PIB. Elle rejette l’idée selon laquelle la croissance peut se poursuivre indéfiniment sans dépasser la capacité de la terre à la soutenir. Elle affirme également que les sociétés modernes tolèrent des niveaux d’inégalité inacceptables où trop de gens passent entre les mailles du filet — ou, pour utiliser son imagerie, tombent dans le trou du beignet.
Ce qu’elle propose, par contre, c’est un modèle qui accorderait plus d’importance à des indicateurs différents. Il s’agit en somme de restreindre la croissance en fonction des limites planétaires (l’anneau extérieur du beignet) et, en même temps, de porter plus notre attention au bien-être des gens (en les gardant hors du trou du beignet).
Le modèle de Raworth est impressionnant et crédible, d’autant plus qu’il est abordable. Cela dit, elle n’est pas la première à parler des failles de notre société. Ce qui est plus difficile, c’est de trouver le courage politique nécessaire pour mettre en œuvre des politiques qui subordonnent la croissance à d’autres priorités. Le statu quo est une force d’inertie redoutable reposant sur de puissants intérêts.
En avril, la municipalité d’Amsterdam a officiellement adopté le modèle du beignet. L’expérience n’en est qu’à ses débuts, mais pour l’instant, la théorie de Raworth gagne en légitimité. Qu’une capitale cosmopolite d’envergure mondiale adopte cet ensemble de politiques, c’est un puissant symbole de l’évolution des mentalités en matière d’administration publique responsable. Confrontés à ces grandes problématiques, les citoyens souhaitent maintenant plus que jamais une réponse nuancée et tournée vers l’avenir.
À l’instar d’Amsterdam et de tous les pays du monde, le Canada fait face à une convergence de problèmes unique et sans précédent. En plus de la COVID-19, de ses répercussions économiques et de la crise climatique qui s’annonce, le prix du pétrole a atteint son niveau le plus bas et nos infrastructures publiques s’effondrent. L’ampleur de l’intervention requise est comparable aux efforts de mobilisation de la Seconde Guerre mondiale et du Plan Marshall qui a suivi.
Malgré l’ampleur des problèmes actuels, il y a aussi matière à optimisme. Après la guerre, les investissements, la coordination et la coopération internationale à grande échelle ont fait passer l’économie mondiale de la grande dépression à une ère de prospérité commune. Aujourd’hui, grâce au taux d’intérêt peu élevé et au faible niveau d’endettement fédéral, le Canada bénéficie d’une capacité de dépenser quasiment illimitée qui entre en jeu au moment d’envisager des solutions. Pour l’avenir, il y a de l’espoir, mais la réussite n’est pas garantie. Des forces puissantes chercheront à faire en sorte que tout revienne à la normale.
La reprise économique commence lentement. Tous les paliers de gouvernement tracent la voie vers le retour à la normalité. Nous savons que ces gouvernements dépenseront beaucoup d’argent, mais il est difficile de brosser un tableau exact de la situation à venir : Dès que les cordons de la bourse publique ont été déliés, une bataille d’idées factice et abrasive a commencé. D’un côté, les industriels qui jouent au Monopoly, guidés par leur intérêt personnel et une définition fort étroite du bien-être collectif, et de l’autre une coalition beaucoup plus large entretenant la vision ambitieuse d’un monde meilleur.
Nous vivons une époque sans précédent. Les effets des politiques publiques qui seront adoptées au cours des années à venir se feront sentir pendant des générations. Alors, ne manquons pas notre coup. Réussir, c’est protéger les gens tout en reconnaissant les limites écologiques et en accélérant la transition vers un avenir durable. Il n’y a pas qu’une seule bonne voie à suivre, mais en établissant un cadre d’action solide dès le départ les chances de réussite se trouvent améliorées. Le Canada a beaucoup à apprendre de l’économie du beignet.
Traduction d'un article paru dans le National Newswatch (anglais seulement) le 6 mai 2020.