L'Institut professionnel de la fonction publique du Canada

Deuxième partie : Sous-traitance et équité entre les sexes

La sous-traitance des services gouvernementaux, particulièrement des TI, coûte des milliards de dollars aux Canadiens chaque année. Le recours à la sous-traitance est parfois nécessaire, par exemple pour augmenter les effectifs ou pour bénéficier d’une expertise et de compétences externes1. Par contre, les années de dépenses incontrôlées en sous-traitance ont fait en sorte qu’une légion de consultants travaillent dans l’ombre de la fonction publique aux côtés des employés de l’État. Cette fonction publique fantôme suit ses propres règles : les sous-traitants ne sont pas embauchés en respectant le principe de mérite, la représentativité, l’équité ou la transparence. Les restrictions budgétaires et le gel des embauches ne les affectent pas et ils ne rendent aucun compte aux Canadiens2. Le moment est venu de remanier en profondeur la politique de sous-traitance dans la fonction publique fédérale.

Au cours de 2021, l’IPFPC publiera une série de rapports d’enquête sur la dépendance croissante du gouvernement à l’égard de la sous-traitance et sur son coût réel.

Deuxième partie : Sous-traitance et équité entre les sexes

La sous-traitance des services publics aggrave l’iniquité entre les sexes dans la fonction publique canadienne. Dans le secteur des technologies de l’information, les contrats lucratifs sont attribués à une industrie à prédominance masculine, reconnue pour résister à l’équité entre les sexes. Par contre, les contrats de services d’aide temporaire moins bien payés et précaires sont le plus souvent attribués aux femmes. La majorité des travailleurs temporaires sont pris au piège des contrats de travail qui n’en finissent plus d’être temporaires, mal payés, sans avantages sociaux ou avec très peu d’avantages, et risquent fortement de se retrouver au chômage et de sortir de la population active3.

Partie 1 : Le coût réel de la sous-traitance, il est démontré que la dépendance du gouvernement à l’égard des consultants et des entrepreneurs externes pour fournir des services aux Canadiens a plus que doublé depuis 2011. Les dépenses en sous-traitance, incontrôlées depuis des années, ont créé une fonction publique fantôme composée de consultants et de contractuels travaillant aux côtés des fonctionnaires. Mais qui travaille dans la fonction publique fantôme? Ce rapport traite des consultants et des travailleurs temporaires qui composent la fonction publique fantôme et met en évidence l’expérience des consultants en TI, qui diverge grandement de celle des travailleurs temporaires. Il montre que la sous-traitance bafoue d’importantes valeurs de la dotation en précarisant les emplois et en réduisant l’équité entre les sexes dans la fonction publique. Il explore les liens entre la dotation en personnel au gouvernement et la sous-traitance tout en identifiant des moyens d’accélérer et d’assouplir le processus de dotation en personnel sans porter atteinte aux valeurs fondamentales de la dotation en personnel.

La sous-traitance au gouvernement est non seulement ruineuse et inutile, elle alimente l’iniquité entre les sexes dans la fonction publique.

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Les valeurs de la dotation dans la fonction publique canadienne

Le secteur public est soumis à des lois qui favorisent activement l’équité, la diversité et l’inclusion dans l’embauche et le recrutement. La Loi sur l’équité en matière d’emploi (LEME) promeut l’égalité des chances pour les groupes marginalisés, soit les femmes, les Autochtones, les personnes handicapées et les personnes racisées. La Loi sur l’emploi dans la fonction publique (LEFP) encourage le mérite, la responsabilité, la transparence et la représentation en fonction de la langue, de la région et du sexe. Ensemble, ces lois visent à créer une fonction publique représentative de la population qu’elle sert.

Les gestionnaires qui recourent à la sous-traitance pour contourner les valeurs de la dotation protégées par la LEE et la LEFP alimentent l’inégalité entre les sexes, ce qui rend la fonction publique moins représentative de la population canadienne.

Qui travaille dans la fonction publique fantôme?

Les consultants en TI, les consultants en gestion et les aides temporaires contractuels forment la plus grande partie de la fonction publique fantôme. En fait, ce sont les consultants en TI les plus nombreux, car ils représentent 70% du budget de la sous-traitance.4 Tout comme les consultants en gestion, les consultants en TI viennent d’un secteur à prédominance masculine et sont généreusement rémunérés pour leurs services. À l’inverse, les aides temporaires sont souvent des femmes, qui enchaînent les contrats de courte durée et sont moins bien payées que le personnel permanent. Les aides temporaires sont relativement peu nombreux dans la fonction publique fantôme, mais la demande en travail temporaire augmente quatre fois plus vite que pour celle en personnel permanent depuis 2011,5 ce qui démontre une préférence croissante pour le travail précaire dans la fonction publique.

Qui sont les consultants en TI?

Les consultants en TI qui travaillent dans la fonction publique fantôme sont principalement des hommes de la région d’Ottawa-Gatineau qui travaillent pour des géants de la technologie comme IBM, Veritaaq ou Randstad. Dans la région d’Ottawa-Gatineau, seuls 2 travailleurs technologiques sur 10 sont des femmes, et elles sont payées environ 13 000 $ de moins par année que leurs homologues masculins. En moyenne, les membres des groupes en quête d’équité sont payés environ 9700 $ de moins que les autres.6​​​​​​​

L’écart de rémunération entre hommes et femmes dans le secteur des technologies est le plus important chez les titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme supérieur. Ainsi, plus les travailleuses sont instruites, plus elles sont défavorisées par rapport aux travailleurs et plus l’écart salarial est grand avec leurs homologues masculins.7

Les consultants en TI qui travaillent avec le gouvernement canadien sont probablement parmi les mieux payés au Canada. Le gouvernement fédéral ne publie pas les honoraires des consultants en TI auxquels il donne des contrats lucratifs, mais les consultants en TI du gouvernement de l’Ontario coûtent environ 30 % de plus par an qu’un travailleur informatique qui fait le même travail, à temps plein, même en tenant compte des avantages sociaux. 8

Le segment de la fonction publique fantôme qui croit le plus rapidement est à prédominance masculine, et les travailleuses et les membres des groupes en quête d’équité y sont moins bien payés que les autres. Le plus souvent, le travail effectué par des consultants en TI serait mieux fait par les fonctionnaires, à un coût nettement plus bas et avec la garantie d’une rémunération équitable.9​​​​​​

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Qui occupe ces emplois temporaires?

La dépendance croissante du gouvernement à l’égard des travailleurs temporaires fait que de nombreux emplois créés dans le « bon » secteur ne sont pas si bons que ça, après tout. L’augmentation du travail temporaire au gouvernement fédéral a des répercussions graves à long terme sur les travailleurs qui décrochent de « mauvais » emplois dans le « bon » secteur, dont la majorité est occupée par des femmes.

Contrairement à ce qui se passe pour les consultants en TI, les emplois temporaires reviennent généralement aux femmes et sont moins bien payés que les emplois permanents similaires. Selon Statistique Canada, 56 % des emplois temporaires dans l’administration publique sont occupés par des femmes et ces emplois sont généralement payés environ 21 % de moins que les emplois permanents. 10 Les travailleuses temporaires reçoivent non seulement un salaire de départ inférieur à celui des hommes, mais elles subissent aussi un écart de rémunération plus important et plus persistant avec les employés permanents sur une période de cinq ans.11

Les gestionnaires se tournent de plus en plus vers les travailleurs temporaires comme une option bon marché pour répondre aux besoins en ressources humaines. Ces travailleurs coûtent moins cher, car ils ne bénéficient pas des mêmes garanties - comme une paye, des avantages sociaux et la sécurité de l’emploi - que les travailleurs permanents, grâce à leurs conventions collectives. Le travail temporaire permet au gouvernement de réaliser des économies supplémentaires, car les gestionnaires n’ont pas à investir dans le perfectionnement professionnel des travailleurs temporaires, comme c’est le cas pour le personnel permanent. Ces économies ont conduit les gestionnaires à équilibrer de plus en plus leur budget sur le dos des travailleurs temporaires12.

Du travail temporaire en permanence

C’est à tort qu’on pense que les travailleurs temporaires ne sont recrutés que pour des affectations de courte durée. Même si les contrats de travailleurs temporaires sont tentants parce qu’ils sont perçus comme un moyen d’entrer dans la fonction publique, de nombreux travailleurs temporaires, surtout des femmes, demeurent prisonniers d’un cycle de précarité en enchaînant les contrats au gouvernement. Par exemple, la Commission de la fonction publique du Canada a constaté qu’un contrat sur cinq concernait du travail à faire en continu sur une longue durée. Seul un travailleur temporaire sur 10 environ a obtenu un poste permanent dans la fonction publique dans les 180 jours suivant la fin de son contrat13.

Un processus de dotation en personnel inadéquat favorise la sous-traitance et perpétue les
inégalités

Le processus de dotation de la fonction publique est inextricablement lié à la sous-traitance. Ce système coûteux et chronophage est particulièrement problématique lorsqu’il faut faire correspondre les compétences aux exigences du travail, de plus en plus axé sur les projets. Avec les nombreuses règles d’embauche, les attestations de sécurité et d’autres blocages, il faut en moyenne 198 jours (sur 6 mois) pour embaucher un nouvel employé à temps plein.14

On comprend aisément pourquoi les gestionnaires ont peu confiance en la capacité du processus à fournir des ressources. Dans le cadre du Sondage sur la dotation et l’impartialité politique de 2018, près de 9 gestionnaires sur 10 interrogés jugent le processus de dotation fastidieux et plus de 6 sur 10 le trouvent trop lent.15 À l’inverse, les gestionnaires interrogés par la Commission de la fonction publique (CFP) ont mentionné la « rapidité » et la « flexibilité » avantageuses de la sous-traitance.16

Le décalage entre la rapidité et la souplesse des mécanismes de passation des marchés, d’une part, et la lenteur et la lourdeur du processus de dotation, d’autre part, incite les gestionnaires à contourner le processus pour recourir à la sous-traitance.

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Réinventer la dotation

Le gouvernement fédéral reconnaît l’échec de son processus de dotation. En 2018, le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires de la Chambre des communes a lancé une étude pour améliorer le processus de recrutement de la fonction publique fédérale.17 Le président de la Commission de la fonction publique (CFP), Patrick Borbey, a admis lors d’une audition de la Commission que la lenteur du processus de recrutement de nouveaux employés est « inacceptable », ce qui frustre les candidats, les gestionnaires recruteurs et les conseillers en ressources humaines. Il ajoute que « [...] d’excellents candidats vont choisir de se tourner vers d’autres employeurs, et les postes à pourvoir restent ainsi vacants pendant de longues périodes ».18

Jusqu’à présent, les réactions aux tentatives du gouvernement de corriger le processus de dotation sont mitigées. En 2016, la CFP a délégué une grande partie des pouvoirs décisionnels en matière de dotation aux sous-ministres dans le cadre de la Nouvelle orientation en dotation (NOD).19 Décrite par la CFP comme « le plus important changement apporté au système de dotation au cours de la dernière décennie », la NOD n’a pas eu l’effet escompté sur la dotation. Soit dit en passant, l’effet le plus notable depuis la mise en œuvre de la NOD a été une nette augmentation des nominations sans annonce.20 Cela peut créer du favoritisme dans l’embauche et nuire au recrutement basé sur les qualifications.

Le gouvernement tente également une nouvelle façon d’aller chercher les compétences là où elles sont dans la fonction publique, en partie pour réduire la dépendance à l’égard des sous- traitants. En 2016, le gouvernement a lancé le projet pilote des agents libres comme validation du principe du Nuage de talents du gouvernement du Canada. Le projet pilote des agents libres donne aux gestionnaires l’accès à un bassin de fonctionnaires présélectionnés qui ont des
compétences recherchées pour des projets à court terme. Les premiers résultats sont positifs, et les travailleurs et les gestionnaires participants les trouvent satisfaisants.

En savoir plus sur la nouvelle orientation en dotation et le Nuage de talents.

Même si le gouvernement reconnaît que le processus de dotation est très inadéquat, il n’a pas encore fait le lien entre la dotation et la sous-traitance. Le gouvernement doit prendre des mesures draconiennes pour réparer le système de dotation et enfin commencer à moins dépendre de la sous-traitance. Il doit exiger bien plus qu’une diminution de 10 % des délais nécessaires engagés par la CFP.21 Corriger le processus de dotation dans le service public est essentiel à la réduction de la sous-traitance.

Lire les recommandations politiques de l’IPFPC pour garantir l’égalité et l’équité dans la dotation en personnel dans la fonction publique.

On a encore du chemin à faire pour que la fonction publique canadienne représente la diversité de la population canadienne et soit un employeur juste et équitable. Embaucher plus de femmes et leur donner les emplois gouvernementaux précaires, ce n’est pas un triomphe pour l’équité, la diversité et l’inclusion. C’est un détournement de l’équité trop souvent effectué pour réduire les coûts. Non seulement la sous-traitance coûte aux Canadiens des milliards de dollars chaque année, mais elle nuit aux objectifs du gouvernement de créer une fonction publique juste, équitable et représentative.

 


[1] 1 D'après la Politique sur les marchés du Conseil du Trésor (article 16.1.5), les gestionnaires peuvent avoir recours à des sous-traitants s'ils doivent remplacer un fonctionnaire pendant une absence temporaire, réagir à des fluctuations inattendues de la charge de travail ou tirer avantage d'une expertise que n'offre pas la fonction publique. Cependant, pour ce qui est de la sous-traitance du travail des professionnels des TI, les gestionnaires travaillant avec des CS de l’IPFPC doivent d’abord faire un effort raisonnable pour utiliser les employés en poste ou embaucher de nouveaux employés nommés pour une période indéterminée avant de recourir à la sous-traitance (article 30.1 de la convention collective du groupe CS de l’IPFPC).

[2] David Macdonald, La fonction publique fantôme, Centre canadien de politiques alternatives, 2011.

[3] Stecy-Hildebrandt, N., Fuller, S., et Burns, A. (2019). “Bad” Jobs in a “Good” Sector: Examining the Employment Outcomes of Temporary Work in the Canadian Public Sector. Work, Employment and Society, 33(4). P. 564.

[4] Le gouvernement fédéral a dépensé 11,9 milliards de dollars en sous-traitance entre 2011 et 2018, et 8,5 milliards (ou 71 % de ce budget) ont été dépensés en services de sous-traitants en TI.

[5] Les dépenses en services d'aide temporaire ont grimpé de 78 % entre 2011 et 2018, tandis que les dépenses salariales pour le personnel permanent ont augmenté de 21 %.

[6] Institut Brookfield. Canada’s tech Dashboard: Diversity Compass. 2019. Voir : Visible Minority Pay Gap in Tech Occupations: Ottawa-Gatineau.

[7] 7 Institut Brookfield. Who are Canada’s Tech Workers? Janvier 2019. P. 22.

[8] Vérificatrice générale de l'Ontario. Rapport annuel 2018. 3.14 Recours à des consultants et à des conseillers principaux dans le secteur public. p. 734.

[9] Syndicat canadien de la fonction publique (2011). Le choc des salaires.p. 1.

[10] Les travailleurs temporaires gagnaient 21,8 $ l'heure en moyenne, comparativement à 27,71 $ l'heure pour le personnel permanent. Statistique Canada. L’emploi temporaire au Canada 2018. 14 mai 2019.

[11] Stecy-Hildebrandt, N., Fuller, S., et Burns, A. (2019). “Bad” Jobs in a “Good” Sector: “Bad” Jobs in a “Good” Sector: Examining the Employment Outcomes of Temporary Work in the Canadian Public Sector. Work, Employment and Society, 33(4). p. 564.

[12] Idem, p. 565.

[13] Commission de la fonction publique (CFP) du Canada. Utilisation des services d'aide temporaire dans les organisations de la fonction publique : étude de la Commission de la fonction publique du Canada, octobre 2010. P. 28.

[14] Chambre des communes. Améliorer le processus d’embauche de la fonction publique fédérale. 2019.p. 25.

[15] Commission de la fonction publique du Canada. Sondage sur la dotation et l'impartialité politique : Rapport sur les résultats de la fonction publique fédérale. 2018. p. 7.

[16] Commission de la fonction publique du Canada. Utilisation des services d'aide temporaire dans les organisations de la fonction publique. Octobre 2010. p. 31.

[17] Chambre des communes. 2019. Améliorer le processus d’embauche de la fonction publique fédérale.

[18] Chambre des communes. Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires La preuve. 2018 P. 1.

[19] Gouvernement du Canada. Nouvelle orientation en dotation -- Message de la Commission de la fonction publique à tous les fonctionnaires fédéraux. 2017.

[20] Ottawa Citizen. « Non-advertised appointments on the rise in the public service, PSC data show ». Février 2019.

[21] Chambre des communes. Améliorer le processus d’embauche de la fonction publique fédérale. 2019. p. 27.